Le mystère du boulevard Jean-Macé. (Jean-Claude Le Chevère)
Jean-Claude a choisi, cette fois-ci, le Boulevard Jean Macé, comme décor de cette nouvelle..
Parmi ses nombreuses définitions du mot boulevard, le Grand Robert de la Langue Française propose celle-ci : “ Large voie, large rue, souvent plantée d’arbres. ” Ceux qui ont accolé cette appellation à Jean-Macé avaient sans doute une conception assez… large de l’adjectif large. Mais qu’importe ! Cette courte rue comporte bien une rangée de platanes de chaque côté et, foin des discussions, acceptons sans barguigner davantage cette pompeuse dénomination de Boulevard Jean-Macé. Cette voie qui constitue l’une des entrées dans la ville – et le quartier – lorsqu’on vient du sud s’était surtout signalée jusqu’à présent par un “vin chaud” que deux aimables familles, dont les maisons se font quasiment face, organisent généreusement chaque année en décembre pour l’inauguration de leurs illuminations de Noël respectives. Pourtant un événement d’une tout autre nature allait faire parler de cette paisible artère qui, depuis toujours, n’avait cherché qu’à vivre tranquillement à l’ombre de ses fameux arbres.
Depuis la dizaine d’années qu’il empruntait chaque matin, comme bien d’autres, le boulevard pour se rendre à l’usine, Norbert Lafleur n’avait jamais prêté attention aux platanes alignés symétriquement de chaque côté. Tous les ans, les services municipaux, figaros énergiques, leur rafraîchissaient la perruque pour éviter que leur verdure ne s’étale de façon foisonnante et intempestive ; mais, si on lui avait posé la question, Norbert aurait été incapable de préciser s’ils avaient encore des feuilles ou si leurs courtes branches étaient à nouveau dénudées. A peine sorti de sa Clio il avançait tête baissée vers le boulot, digérant sans difficulté un petit-déjeuner… qu’il n’avait pas pris. Le matin, ça ne passait pas. Une cigarette et il tenait jusqu’à la pause de midi !
C’est peu de dire qu’il fut surpris lorsque, à hauteur du numéro 7 bis, il eut la vague impression que quelque chose lui frôlait la casquette. Les branches les plus basses étaient suffisamment élevées pour que les passants puissent circuler sans être gênés. Il avança de deux pas puis se retourna pour identifier l’objet insolite qui avait failli faire tomber son couvre-chef. A peine avait-il levé la tête qu’il poussa un petit cri, étouffé, coincé dans sa gorge irritée de fumeur incorrigible, tant sa surprise fut soudaine et intense. A quelques centimètres au-dessus de lui deux pieds, chaussés de souliers éculés aux semelles usées jusqu’à la corde, pendaient en se balançant légèrement. Et, bien entendu, ces deux pieds ne constituaient que le prolongement de deux jambes, elles-mêmes surmontées d’un corps qui n’aurait jamais dû se trouver à cet endroit. C’est du moins ce que lui indiqua immédiatement son esprit pourtant embrumé à cette heure matinale.
Alors il cria, il hurla même. Des fenêtres s’éclairèrent puis s’ouvrirent ; on téléphona et la police, accompagnée des pompiers, arriva rapidement sur les lieux, tous gyrophares allumés. Norbert fut sommé de ne pas s’éloigner. En tant que premier témoin il devait rester à la disposition des enquêteurs.
« Et mon boulot ! Mon chef ne rigole pas avec les retards ! »
On le rassura. Tout serait fait dans les règles pour qu’il n’ait pas d’ennuis. On dépêcha même un gardien stagiaire à l’usine dont l’entrée était située à l’extrémité du boulevard afin de prévenir le concierge qui alerterait le sous-chef, lequel informerait à son tour le chef, etc… etc…
En attendant, les deux pieds mal chaussés continuaient d’osciller au-dessus des têtes.
« Faut qu’on se dépêche ! lança celui qui semblait le chef des hommes en bleu, sinon dans dix minutes on est encerclé. »
Doté d’un solide sens de l’observation, l’argousin avait vu juste. Les badauds commençaient à s’attrouper autour des uniformes, attirés par la lueur des gyrophares comme des papillons de nuit par une ampoule crasseuse peinant à diffuser quelque clarté dans une taverne envahie de fumée. Plusieurs femmes étaient sorties en robe de chambre. L’une d’elles apostropha un vieillard ébouriffé qui avançait péniblement dans des charentaises déformées par des années d’utilisation :
« Eugène, rentre tout de suite ! Le docteur t’a interdit de sortir avant midi ! »
Le vieil homme obtempéra sous les regards amusés des spectateurs à la recherche de sensations fortes.
Déjà, l’un des pompiers, le plus jeune sans doute, aidé par ses collègues, avait saisi une branche plus basse que les autres et, d’un rapide et souple rétablissement, il se hissait au milieu des feuillages, sa tête disparaissant bientôt à la vue des badauds. Tous attendaient qu’il décroche le macchabée et les autres soldats du feu tendaient les bras pour que le cadavre ne s’écrase pas sur le trottoir. Un frisson parcourut l’assistance qui, obéissant à un ordre mystérieux, fit silence. Ce qui rendit plus aigu encore le cri qui jaillit des ramures.
« Ah ! Les salauds ! »
En bas on s’agita.
« Qu’est-ce qui se passe ? Dis-nous, Max ! »
Un rire leur répondit, puis un conseil :
« Attention ! Je décroche… mais laissez tomber. C’est un faux ! Du bidon ! »
Un murmure parcourut la foule encore à moitié endormie. D’étonnement et de déception à la fois. Et au moment où le polichinelle s’aplatit sur le trottoir plusieurs robes de chambre tournèrent le dos. Visiblement elles n’en avaient pas eu pour leur argent. Que, d’ailleurs, elles n’avaient pas versé.
Les pandores, les pompiers et Lafleur se retrouvèrent bientôt seuls autour de l’arbre et du mannequin de chiffon désarticulé. Pendant que le chef des agents prenait des notes Norbert, bien réveillé cette fois, réagit à haute voix.
« Je peux pas leur raconter ça… Ils vont tous se foutre de moi… Et je vais le traîner jusqu’à la retraite. »
Le policier s’arrêta d’écrire et leva les yeux.
« Ne vous tracassez pas, Monsieur…
- Lafleur.
- Eh bien, Monsieur Lafleur, on va vous arranger ça. On considèrera que pour vous c’était une tentative d’agression sauvage d’un modeste passant se rendant au travail… Après tout, votre casquette a failli être jetée à terre ! »
Norbert sembla réfléchir. L’adjectif modeste le gênait quelque peu. Puis il marmonna :
« Vous avez raison. “ Tentative d’agression ” ça fait plus sérieux.
- En attendant vous restez avec nous. On a quand même besoin de votre déposition. »
On ne sut jamais qui avait accroché le pantin géant à l’arbre planté devant le numéro 7 bis, mais après quelque temps le bruit courut qu’il s’agissait d’une farce imaginée par des étudiants en goguette qui avaient fait la fête dans le quartier. Cette version fut finalement acceptée par l’ensemble des riverains, même si, lorsqu’on évoquait cette matinée mouvementée, quelques farceurs notoires avaient du mal à masquer certains sourires en coin.
Et, malgré toutes les précautions prises par Norbert Lafleur, la véritable histoire finit par franchir les portes de l’usine. Alors le brave homme eut beau répéter à l’envi son histoire de tentative d’agression, pour tous ses compagnons d’atelier il devint l’épouvantail du boulevard, comme si, par magie, il s’était transformé en victime ridicule d’un faux drame dont il n’avait été, en réalité, que le malheureux témoin.